FRANÇOIS AVARDParfum de mémoireICI
19-04-2007 | 12h29
À l’occasion du 13e anniversaire du génocide du Rwanda, je vous propose que l’on cesse de rigoler une minute et demie, le temps de ressentir. On rira la semaine prochaine, promis: je vais au Salon du livre d’Edmunston, au Nouveau-Brunswick, acquérir des gags acadiens.
Si, comme moi, vous avez un jour le privilège de visiter le Rwanda, ce pays beau à faire pleurer, des locaux vous obligeront amicalement à faire un arrêt au Mémorial de Murambi. Vous avez certainement vu des photos de cet endroit ou, au moins, des tables remplies des crânes ou des squelettes des victimes du génocide.
Puisqu’il y a toujours des chialeux, des critiqueux, des contesteux et des négationneux qui n’hésiteront pas à remplir la boîte courriel d’ICI pour contester le récit du massacre de Murambi proposé par Avard, je choisis de vous proposer la version du guide de l’endroit. Sans censure, sans révision, sans ajout autre que des remises en contexte québécoises que vous repérerez facilement. Le gardien qui m’a raconté cette histoire n’a pas d’âge. La quarantaine? La soixantaine? Plus encore? Difficile à dire. On vieillit vite quand on survit à un génocide. Sur le haut de son front dégarni, on voit un trou gros comme un 25 sous qui s’enfonce dans sa boîte crânienne. Un souvenir d’avril 1994.
Dans le sud-ouest du Rwanda, non loin de la ville de Gikongoro, se trouve une petite commune, Murambi. Sur une colline isolée, tout près, où le soleil tape fort, on avait entrepris la construction d’une école technique. La colline domine la région et offre un panorama digne du Rwanda: vallons verdoyants, collines aux versants cultivés. Quand on regarde tout autour du Mémorial, on découvre le plus beau pays du monde. Pourtant, on est au centre de l’horreur.
L’histoire commence ainsi:
Après le déclenchement du génocide, dans la nuit du 6 au 7 avril 1994, les autorités rwandaises font courir une rumeur: «Les Tutsis peuvent se réfugier à l’école technique de Murambi. On les y laissera en paix.» Les Tutsis de la région ne se le font pas dire deux fois. Rapidement, on se regroupe donc sur la colline, apportant avec soi le minimum. Au total, près de 50 000 personnes menacées (Tutsis et, dans une moindre proportion, Hutus modérés) trouvent refuge sur le site de l’école technique. Comme si la population de Saint-Hyacinthe allait se réfugier sur le terrain de la polyvalente de la ville.
Une fois le troupeau regroupé, les miliciens interahamwe aidés de la population hutue locale embrigadée encerclent le site et isolent les réfugiés. On coupe l’eau et le passage de vivres. Pendant près de deux semaines, on affame les futures victimes, afin de se faciliter la besogne qui viendra tôt ou tard.
Dans la nuit du 21 avril, l’attaque commence. Machettes, gourdins, bouts de bois. On défonce des crânes, on tranche des cous, on fracasse des bébés en les lançant contre les murs. Le massacre durera jusqu’au lendemain. Au bout d’une nuit et un jour, entre 45 000 et 50 000 Tutsis sont tués.
Tandis que le génocide se poursuit ailleurs, tandis que les assassins prennent la route vers d’autres massacres, on entreprend de creuser des fosses communes sommaires sur le site. Mais on se lasse vite de cette besogne dégueulasse. Il y a mieux à faire ailleurs: massacres et, en guise de récompense, pillages des parcelles tutsies abandonnées, saisis de tôles si commodes pour se protéger des intempéries. Sur la colline de l’école, des cadavres continueront donc de pourrir un peu partout.
Le vent tourne. Le FPR (le Front patriotique rwandais des Tutsis) prend Kigali. Les Hutus, eux, prennent la fuite.
Pendant tout ce temps, une mission militaire française est présente au Rwanda. Depuis des années, avec l’appui indéniable du président socialiste Mitterrand, la France aide, militarise et conseille le gouvernement hutu ethnocentriste rwandais, craignant que les opposants tutsis ne fassent passer le Rwanda dans la sphère d’influence américaine.
Quelques semaines après le début du génocide, un détachement de militaires français met sur pied l’Opération Turquoise. Ce que les Français appellent une zone libre sur le territoire rwandais est, en quelque sorte, un couloir qui permet aux Hutus génocidaires de fuir vers le Zaïre voisin de Mobutu.
Le commandement français installe sa base sud-ouest sur la colline de Murambi, dans les locaux de cette école technique en construction. Sur les fosses communes encore fraîches, on dresse des terrains de volley-ball pour divertir les légionnaires français. Mais l’odeur infecte qui règne sur le site et l’insalubrité des lieux causée par les cadavres en putréfaction que l’on trouve encore un peu partout sur cette colline forcent le commandement français à déménager son Q.G. Et puis, on comprend que la situation pourrait s’avérer gênante pour le gouvernement français...
Depuis, la France n’a toujours pas demandé pardon au Rwanda. Mais les 50 000 corps sont toujours là. On peut les voir et les sentir. La trentaine de salles de classe de l’école contiennent des ossuaires ou des cadavres conservés dans la chaux. Parmi ces squelettes, parfois d’enfants ou de bébés, certains ont toujours une touffe de cheveux, d’autres sont couverts de bouts de vêtements ou ont le cou ceint d’un chapelet. Il suffit de projeter les gens que l’on aime dans cet état, et c’est parfaitement insupportable.