« Un dévoiement de la justice »
(Le Soir 14/12/2006)
Non-sens, dossier politique, « tellement faible » : Paul Kagame vitupère le dossier du juge Bruguière. Entretien de notre envoyée spéciale à Kigali.
Le président rwandais Paul Kagame se prépare à expliquer à ses homologues africains les raisons de la rupture des relations diplomatiques entre la France et le Rwanda. Il les rencontrera à Nairobi, à l'occasion de la Conférence internationale sur la paix et la sécurité dans les Grands Lacs.
A la veille de son départ pour le Kenya, il nous a accordé cette interview exclusive, où il revient sur les mandats internationaux lancés contre neuf de ses proches collaborateurs par le juge antiterroriste français Jean-Louis Bruguière. Ce dernier a en effet mené une enquête sur l'attentat contre le président Habyarimana, qui déclencha le génocide sur les Tutsis en 1994. Le juge français a donc conclu qu'il existe de sérieuses présomptions contre les dirigeants du Front patriotique rwandais, qui aurait organisé l'attentat afin de provoquer la réaction hutue, justifiant ensuite la conquête du pouvoir par le FPR dirigé par Payul Kagame.
Quelle a été votre interprétation de l'ordonnance du juge Bruguière ?
Il s'agit d'un prétexte pour attaquer le FPR, tenter de modifier le cours des choses ici. Comment une personne raisonnable peut-elle mettre en équation cet attentat avec le fait qu'un million de personnes ont perdu la vie ? C'est un dévoiement de la justice. Cette ordonnance représente une tentative pour déstabiliser le Rwanda, et n'est pas un fait isolé. Depuis douze ans, la France nous rend la vie difficile, à l'ONU, à la Banque mondiale, au FMI, et aussi au sein de l'Union européenne. Quant au dossier lui-même, il est tellement faible que toute personne dotée de bon sens ne peut prendre ce document au sérieux. Qui ose lancer un mandat contre les principaux dirigeants d'un pays étranger ? Je regrette de le dire, mais je me pose des questions sur la manière dont les Occidentaux traitent l'Afrique. Ont-ils tellement de mépris pour nous qu'ils considèrent qu'il est facile pour un juge de construire une argumentation et d'arrêter le président d'un autre pays ? Et cela alors que la France a été partie prenante dans le conflit et qu'elle a perdu la partie...
Malgré cela, les Français estiment avoir toujours l'autorité suffisante pour juger ceux-là mêmes qu'ils ont combattus ! Mais lorsque je dis que si un juge français peut faire cela, rien n'empêcherait un juge rwandais de vouloir arrêter et faire juger certains dirigeants français, tout le monde sursaute...
Si nos citoyens peuvent tomber sous le coup de leur justice, pourquoi l'inverse ne serait-il pas possible ?
Le dossier lui-même indique que Bruguière n'agit pas indépendamment du politique... Voyez les témoins : tous des ex-militaires, des membres du gouvernement génocidaire, et ces deux anciens du FPR, dont Abdul Ruzibiza. Un homme qui assure avoir participé à l'attaque de l'avion alors qu'au moment des faits, il n'était qu'un simple aide infirmier, mis en prison par la suite pour escroquerie... et Bruguière croit qu'il a été l'un des cerveaux du FPR, présent à toutes nos réunions !
L'autre témoin, Ruzigana, assure qu'on lui a prêté des propos qu'il n'aurait jamais tenus, et qu'en réalité, le juge l'avait chassé de son bureau car il avait affirmé qu'il ignorait tout de l'attentat et de l'existence d'un « network commando » ! Visiblement, ce n'étaient pas les faits qui intéressaient le juge, il voulait qu'on lui dise ce qu'il voulait entendre...
Chacun sait que le génocide des Tutsis avait commencé bien avant la mort de Habyarimana. Les Français le savent mieux que personne ; puisqu'ils avaient des agents sur place, qui avaient d'ailleurs formé les tueurs.
Et bien avant l'attentat, le journaliste extrémiste Hassan Ngeze avait prédit que Habyarimana devait mourir...
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