En juin, démarrera une nouvelle phase des Gacaca, ces juridictions traditionnelles mises en place au Rwanda pour accélérer les jugements des prisonniers du génocide de 1994, lutter contre l'impunité et favoriser la réconciliation. La phase pilote amorcée en mars 2005 a déjà permis de juger près de 6 000 personnes, celles qui ont avoué leur culpabilité. Aujourd'hui, de très nombreux Rwandais demandent, comme la Commission nationale de l’unité et réconciliation, que soit corrigé ce système qui ne satisfait pas grand monde. Dans son rapport 2005, celle-ci affirme qu’au cours des procès, il y a eu des arrestations abusives, des règlements de compte sur fond de jalousies, des bras de fer entre différents groupes…
Le rapport de l'association Avocats sans frontières (ASF), un des concepteurs de ces juridictions, pointe lui aussi du doigt les problèmes qui ont découragé la population de moins en moins nombreuse à participer à ces tribunaux : manque de confiance, souci d’éviter les problèmes, refus de dénoncer les parents et les proches, peur des représailles…
Peur des victimes et des accusés
De fait, les Gacaca ont déjà fait des morts. IBUKA, l’association pour la défense des rescapés du génocide, fait état d’une centaine de personnes assassinées depuis 2002 car elles auraient pu être des témoins gênants devant ces tribunaux, selon un juriste de l'association. Du côté des accusés, au moins 88 personnes ont tenté de se suicider, 60 en sont mortes. Pour Domitille Mukantaganzwa, secrétaire exécutive du service national des juridictions Gacaca, "seuls se suicident ceux qui se reconnaissent coupables des crimes ignobles tels que fratricide, parricide… Quand des actes pareils sont mis au jour, les coupables se voient dans une honte indicible et préfèrent se suicider".
La peur d'être accusé à tort est aussi très forte. Les Inyangamugayo (intègres), les juges des Gacaca, choisis au sein de la population, sans formation intellectuelle encore moins juridique, ont souvent procédé à des mises en détention sans respecter la loi. Ils prennent leur décision à partir de ce qu'ils croient savoir sans débats contradictoires et sans preuve. "Cela provoque la peur et le sentiment de vulnérabilité au sein de la population", constate le rapport d’ASF. "Je suis convaincu que mon oncle était innocent. Mais il a décidé de se suicider par peur d’être emprisonné, car on venait de le classer en première catégorie (celle des responsables du génocide, Ndlr) sans aucune preuve", accuse M. T. de la province du Sud. Sans compter que certains juges ou hommes influents utilisent ces tribunaux pour régler des comptes personnels.
Dans plusieurs régions, des groupes se sont ainsi organisés pour résister à ces tribunaux. D'un côté, les survivants qui désignent comme coupables tous les gens du village, de l'autre les proches des accusés qui s'entendent pour ne dénoncer personne. Dans la province du Sud, les deux groupes se sont affrontés dans les tribunaux, chacune rejetant en bloc le témoignage de l'autre. "Nous avons dévoilé des associations CECEKA, (Ne dis rien) qui se forment surtout dans les régions de l’ancienne zone Turquoise, ex-province de Kibuye et Gikongoro", révèle la secrétaire exécutive des juridictions Gacaca.
Juger tous les coupables
Par ailleurs, là où de nombreuses familles hutu ont été tuées par l’armée de l’Armée patriotique rwandaise (APR) après le départ de l’armée française, les gens regrettent que justice ne leur est pas rendue puisque ceux qui ont tué les leurs ne sont pas poursuivis. Les crimes de guerre sont exclus des Gacaca selon la loi. Comme ses voisins, cet habitant de Murambi, ex-province de Gikongoro, estime pourtant que le processus Gacaca contribuera à la vraie réconciliation quand il reconnaîtra toutes les victimes, condamnera tous les coupables et réhabilitera tous les innocents. C'est aussi l'avis de certains rescapés.
Même les détenus qui clament leur innocence pensent que ces tribunaux accentuent l’impunité. "Il est dommage que ceux qui ont avoué leur rôle dans le génocide soient relaxés et jugés les premiers, alors que les innocents croupissent toujours en prison", regrette N. B, en détention préventive depuis 12 ans alors que la plupart de ses anciens voisins peuvent témoigner qu'il n'est rentré qu'en octobre 94, après 3 ans d’études à l’étranger. "Si rien n’est fait, Gacaca restera en faveur des coupables seulement", estime Jacques Ngabonziza, représentant des rescapés du génocide de Muhazi, province de l’Est qui juge bien clémentes les peines de 3 à 12 ans infligées aux premiers condamnés. Pour lui, l’unique intérêt des survivants, c’est de connaître la vérité sur ce qu'ont subi les leurs et l’endroit où ils sont enterrés.
Les rescapés se plaignent aussi des pressions exercées par les Tutsis haut placés pour empêcher les juges de poursuivre ceux qui ont participé à l’extermination des leurs. Pour les survivants du génocide, "un Tutsi qui a tué des Tutsis doit subir le même sort que les autres génocidaires".
Autant de blocages qui font dire à beaucoup qu'il n'est pas utile de témoigner puisque leur parole sera de peu de poids.